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UN PARADIS SOUS ATTAQUE

Texte écrit par Stefano Badini Confalonieri, à la suite de ses deux séjours « conservation » consécutifs en 2022 & 2023.

Le Cameroun, « ce pays continent », comme on l’appelle, détient une vaste diversité de paysages et de climats. Dans son septentrion, qui comprend les régions de l’Adamaoua, du Nord et de l’Extrême Nord, se trouve la savane arborée, caractéristique des zones sahélo-soudaniennes. Aujourd’hui, parmi les menaces les plus immédiates à la survie des animaux sauvages du Nord Cameroun, se trouvent le braconnage et le pastoralisme illégal.   

« Cameroun » découle de « Rios dos Camarões » (Rivière des crevettes). C’est par ce nom que le Portugais Fernão do Pó, premier Européen à atteindre les côtes du Cameroun à la fin du XVème siècle, baptisa l’estuaire du Wouri. Un autre animal, bien plus grand et moins connu que les crevettes, symbolise aussi ce pays ; l’éland de Derby, majestueuse antilope pouvant mesurer jusqu’à deux mètres au garrot et peser près d’une tonne. La chance m’a été donnée, en 2022 et 2023, d’observer ces larges troupeaux trotter avec élégance dans les savanes vallonnées du Nord Cameroun. Les cobes de Buffon, moins farouches, se laissent approcher à moins de dix mètres lorsque nous les observons depuis la voiture. Ils lèvent la tête, observent, sentent, écoutent, tout à fait plongés dans l’éternité de l’instant où chaque moment vibre d’une énergie propre.

L’aire protégée numéro 18 où j’ai séjourné est l’une des 27 aires protégées à gestion privative qui existent dans la région du Nord du Cameroun. Trois grands parcs nationaux les relient : le Faro à l’Ouest, la Bénoué au centre et Bouba Ndjidda à l’Est. Deux de ces trois grands parcs, classés depuis l’après-guerre, ont une très faible densité faunique. Autrefois, la Bénoué regorgeait d’animaux. On y trouvait même des rhinocéros, aujourd’hui éteints au Cameroun. Le campement du « Buffle Noir », jadis prisé par les touristes, est aujourd’hui à l’abandon.  

Il y a quelques décennies, il existait une continuité entre les différentes aires protégées. Cela permettait aux grands nomades, comme les éléphants ou les buffles, de migrer aisément d’une frontière à l’autre du pays, voire de traverser ces délimitations humaines. Aujourd’hui, ce continuum est rompu, fragmenté. Pour se déplacer, les animaux migrateurs sont contraints de passer par des espaces habités par l’Homme. Ainsi, plusieurs aires protégées ne sont plus que l’ombre de ce qu’elles furent ; de nombreux animaux, braconnés et sous pression, ont déserté les lieux. D’autres ont disparu. L’accroissement de la population des villages bordant les aires protégées, le braconnage – aux ramifications tant nationales qu’internationales -, la dégradation des sols par les cheptels de zébus, l’orpaillage illégal, constituent autant de menaces à une biodiversité en péril. Il y a quelques années, la présence en brousse des chiens domestiques porteurs de la maladie de carré a entrainé la disparition des lycaons et continue de menacer les hyènes et les lions.

Début 2012, des cavaliers Janjawids, lourdement armés, pénétrèrent dans le Parc National de Bouba Ndjidda et abattirent, en l’espace d’un mois, environ deux cents pachydermes. Jeunes éléphants, femelles en âge de procréer, mâles solitaires ; le massacre fut des plus atroces et les tueurs repartirent vers les plaines semi-arides du Darfour chargés d’ivoire et de sang. Les éléphanteaux dépourvus de défenses furent épargnés mais, trop jeunes pour survivre en brousse, ils moururent sans doute de faim ou de soif. Le carnage laissa au sol environ un tiers des pachydermes du parc et répandit une odeur de mort ; la puanteur des carcasses en décomposition flotta dans l’air pendant des mois. Ce n’est que dix ans plus tard que les éléphants pénétrèrent à nouveau dans le parc. Comme si leur mémoire, réputée légendaire, les avait tenus à l’écart de ce lieu funeste.

Dans ce contexte crépusculaire émergent des figures de résistance. Xavier Vannier, gestionnaire avec son père Frank, de la dix-huitième zone à gestion privée, a fait le choix, en 2016, de troquer les pavés parisiens pour les pistes du Faro. S’enfoncer dans cette Afrique qu’il connait depuis sa tendre enfance fut pour lui le prolongement d’un rêve intermittent qu’il ne vivait que lors de ces séjours au Cameroun. Peu après ses débuts en tant que guide aux côtés de son père, il a estimé que le modèle économique devait se renouveler. Il fallait trouver d’autres voies et moyens de rémunérer les anti-braconniers et d’entretenir un vaste espace qui, sans protection humaine, serait ravagé en moins d’un lustre. Dans cette perspective, il a créé des « séjours conservation » permettant aux voyageurs de découvrir les enjeux de la conservation en prenant part aux patrouilles anti-braconnage, aux poses de piège photos et aux pistages d’animaux sauvages.

L’aire protégée n°18 est un « paradis sous attaque », selon la formule de son ardent défenseur. Pour le découvrir, ce paradis, je me suis adonné à l’observation fine et patiente du paysage. Ce qui m’a frappé, d’emblée, c’est la beauté singulière de chaque animal et leur habileté à se fondre dans la nature.

Lorsque j’ai aperçu des buffles pour la première fois, j’ai été saisi par leurs corps massifs, musclés, puissants. J’ai poussé une exclamation de surprise et j’ai suivi Xavier hors du pick-up. Nous nous sommes approchés à moins de vingt mètres, cachés derrière une termitière. Les deux bovidés ont levé leurs museaux humides. Ils nous ont humé, leurs oreilles tournoyantes, avant de s’éloigner au petit trot en nous tournant le dos.  « Les animaux sauvages fuient l’odeur humaine, ils ne l’aiment pas » m’expliqua Xavier.

La girafe m’a bluffé par sa discrétion et ses grands yeux observateurs. Sa robe tachetée épousait à la perfection les chaudes couleurs de la savane. Si bien que je mis du temps à distinguer sa longue silhouette se mouvoir dans le jour déclinant… L’antilope la plus représentée, le cobe de Buffon, est gracieuse, élégante et peu farouche. L’être semble le plus doux du monde mais lorsque deux mâles se battent, le combat est sans pitié. Le bruit des cornes qui s’entrechoquent résonne fort et loin. Leurs cousins, plus petits, les ourébis et les céphalophes, rapides comme l’éclair, comptent, parmi leurs prédateurs, le sublime aigle martial. Il faut le voir pour y croire ; ce prince des nuées, au regard acéré, est immense et flamboyant !

Un jour, lors d’une patrouille, nous avons aperçu de la fumée. Signal d’alarme. Bondissant hors du pick-up nous nous lançâmes à la poursuite du braconnier. En quelques minutes à peine, les anti-braconniers immobilisèrent le chasseur chétif et l’embarquèrent en direction du poste de gendarmerie. Il avait allumé un feu de brousse avant de se terrer à contrevent en attendant que les animaux, pris au piège, s’enfuient dans sa direction. Aidé de son chien, il avait rattrapé un varan et lui avait ouvert le crâne d’un coup de lance. J’ai porté la charogne par la queue et j’ai été surpris par la lourdeur du reptile. Sa langue pâteuse lui sortait de la gueule, inerte, et ses petits yeux noirs, à présent révulsés, ne renvoyaient plus d’éclat.

Les majestueux éléphants parcourent de grandes distances en peu de temps. La joie de les rencontrer nous a été donnée après un pistage de neuf kilomètres au pas de course sous un soleil brûlant. À demi cachés derrière les feuillages, les quatre pachydermes mangeaient paisiblement de leurs lents mouvements circulaires ; des trompes hypnotiques et envoûtantes. Lorsque, enfin, ils nous aperçurent, ils partirent à vive allure dans la direction opposée. Xavier fit décoller son drone qui les rattrapa en moins de rien. Sur l’écran de la télécommande leurs grandes foulées semblaient se succéder au ralenti.

Les hippotragues, les bubales et les élands de Derby sont d’imposantes antilopes aux allures mythologiques. Leur course, gracieuse et élégante, renvoie, au loin, le faible écho de leurs sabots heurtant la terre. Les crocodiles, aux yeux jaunes métalliques, s’exposent au soleil dans une immobilité de statue et, non loin, tâches énormes sur des bancs de sable, des hippopotames se prélassent des heures durant. Ensuite ils se lèvent, très lentement, et se meuvent, plus lentement encore, vers les eaux du Faro où ils restent immergés durant des heures.

Une fin d’après-midi, nous nous dirigions vers un affluent du Faro à la recherche d’orpailleurs. À proximité du cours d’eau, la végétation se fit plus dense. Nous redoublions donc de vigilance en progressant, sans échanger un mot, à la file indienne. Derrière chaque buisson, feuillage ou tronc d’arbre, pouvait se cacher un animal dangereux.

Le chant d’un ibis retentit trois fois. C’était un appel vibrant et mystérieux. Devant nous, au sommet de la berge, l’herbe était haute et sèche. Tout à coup, un mouvement brusque fit trembler la paille. Un crocodile dévala la pente et plongea dans l’eau. L’écho de l’éclaboussure résonna quelques instants dans l’air musqué du couchant. 

Nous descendîmes dans le lit sablonneux du fleuve qui s’était tari pendant la saison sèche. Nous ramassâmes des sachets de whisky bon marché, signes du passage des orpailleurs, et nous rapprochâmes d’une poche d’eau, grande comme une petite piscine et cloisonnée à l’arrière par des rochers. Des bulles volumineuses révélèrent la présence immergée d’un hippopotame. Nous échangions quelques plaisanteries sur le pachyderme lorsque quelqu’un cria. Je m’élançai précipitamment. Je fus le seul. C’était une fausse alerte. « Une blague ». Ma réaction à fleur de peau amusa tout le monde.

Enfin, la tête massive du colosse fendit la surface sombre de l’eau. Ses petites oreilles circulaires s’agitèrent spontanément. Il nous dévisagea de ses yeux furibonds en avançant lentement. Nous nous figeâmes. Soudain, l’animal accéléra et, en une fraction de seconde, je vis son corps gigantesque émerger. Xavier hurla : « Montez, vite ! » Ce fut comme si on avait frappé dans un nid d’abeilles. Chacun pris ses jambes à son cou. Une décharge d’adrénaline, virulente comme un choc électrique, me traversa de la tête aux pieds. La mort était là. Juste à mes trousses.

J’ai couru pour sauver ma vie, j’ai escaladé la berge en me projetant en avant, j’ai trébuché et je me suis affalé de tout mon long, face contre terre. Terrifié, je me suis relevé et j’ai poursuivi ma course, hors d’haleine. À bout de forces, j’ai attrapé une main secourable qui m’a hissé sur un rocher…

L’équipe m’a rejoint en riant. Xavier, en un geste héroïque, avait défié la bête. Il avait réussi à arrêter sa course en criant et en levant un bras au-dessus de sa tête, prêt toutefois à lui décocher une balle en dernier recours.

Il m’a fallu près d’une heure pour m’en remettre. Je n’avais jamais éprouvé un tel mélange d’effroi et de fascination ; la crainte de la mort et l’admiration pour la force brute de la nature. J’ai réalisé que je n’étais qu’une particule infime de ces paysages grandioses…

La semaine s’est écoulée comme une parenthèse enchantée dans une bulle idyllique. Et avec une bonne vague d’amitié ; l’amitié douce des relations saines.

Et puis ce fut le départ. Je ne suis pas triste au moment des départs, du moins au début, car je me dis qu’il vaut mieux privilégier la reconnaissance au manque, l’action à l’immobilisme. Je salue la beauté du fleuve Faro devant moi, quelques cobes de Buffon qui s’y trouvent, puis l’équipe des anti-braconniers et des pisteurs avec qui nous prenons une photo de famille. Je ne me pose pas la question de savoir si je veux rester ou pas au campement car cette question n’a pas de sens ; je dois partir… une nouvelle mission humanitaire m’attend dans l’Extrême Nord du Cameroun. Donc je ne pense plus qu’à partir, je m’assois à l’arrière du pick-up. À l’avant, Xavier et Lorraine conversent sur les enjeux de la conservation comme nous le faisons depuis sept jours. Je les entends mais mon esprit est ailleurs, loin dans cette brousse qui défile à nos côtés. Au fond de moi je ressens très fortement l’attraction pour ce lieu que je ne veux pas quitter, parce que je l’aime… De toute ma vie, je n’ai jamais aimé un endroit comme celui-ci. Et puis il y a Xavier, ce gardien des terres si admirable et bienveillant, si inspirant…

J’en suis là de mes réflexions lorsque je le vois, devant nous, proche de la piste, du côté droit. Xavier, qui a pourtant une vue d’aigle, ne l’a pas vu. Lorraine non plus. Je les préviens. On s’arrête. C’est un jeune buffle. Il se rapproche de la voiture de son petit trot latéral, il nous regarde en levant son museau luisant. Il est venu nous saluer. Il est venu me rappeler de ne pas les oublier. Du moins, c’est comme ça que je l’entends. Comme un clin d’œil, un tacite appel à l’aide. Car il a besoin de moi. Ils ont besoin de nous.

L’émotion me submerge, le buffle repart en trottant. Lentement, comme à contrecœur, le pick-up reprend sa route. Je mets mes lunettes de soleil. L’émotion est trop forte. C’est un « paradis sous attaque » ; qui va le protéger, ce paradis, pour qu’il continue d’exister ?

Nous regagnons, villages puis villes, le « cœur de la civilisation », dirait-on. Pourtant, c’est là-bas où tout le monde – ou presque – s’en moque, au fond, de la survie ou de la disparition des animaux sauvages… L’aveuglement est collectif car le regard est humano-centré ; je ne leur en veux pas, je viens moi-même de m’éveiller…

Le combat sera rude. La course contre la montre a commencé.

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 Bonne lecture.

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